
Face à la menace, des Afghans accueillis en France
Depuis l’annonce du retrait des troupes américaines, les talibans se rapprochent des grandes villes. Sous pression, la France a décidé, à la mi-mai, de rapatrier 600 Afghans travaillant pour des institutions françaises.
Depuis Kaboul, où il vit reclus dans la maison de sa belle-famille, Fawad* parle lentement, pèse chacun de ses mots, et décrit le sentiment l’étreignant un peu plus chaque jour : la peur. « Je suis dans une situation très dangereuse. Les talibans arrivent aux portes de Kaboul. Et moi, je suis bloqué ici, sans pouvoir bouger. Je ne sors même pas pour aller faire quelques courses. » Entre 2009 et 2013, Fawad était tarjuman (interprète, en langue dari, ndlr) pour l’armée française. Avec lui, près de 800 Afghans ont apporté une aide précieuse aux forces occidentales intervenues en Afghanistan à partir de 2001. Retirée en 2012 de ce pays toujours en guerre, la France a, dans un premier temps, refusé d’accorder des visas à ses interprètes. Si environ 270 d’entre eux ont finalement obtenu un titre de séjour en France, il reste encore entre 60 et 80 interprètes ayant travaillé pour l’armée en Afghanistan, et menacés de mort par les talibans.
« Mes demandes de visas ont toutes été rejetées, explique Fawad. La justice française m’a permis d’avoir un visa. Mais l’ambassade de France ne me répond pas. » Dans une décision de justice rendue en mars 2021, le juge enjoint pourtant le « ministère de l’Intérieur de délivrer des visas de long séjour » à Fawad et à sa famille, dans un délai de trois mois. « L’Intérieur ne s’est pas encore manifesté, malgré le délai passé, confirme son avocate. Sur place, le consulat à Kaboul ne reçoit plus personne. Celui d’Islamabad [au Pakistan, NDLR] est également fermé. C’est une course contre la montre. »
Procédure inédite
Si Fawad et sa famille sont bloqués à Kaboul, d’autres Afghans ont récemment bénéficié d’une procédure inédite de rapatriement. Depuis la mi-mai, 600 Afghans sont arrivés en France. Leur profil ? Des chargés d’affaires, des secrétaires, des professeurs de français mais aussi des femmes de ménage ou des jardiniers. Leur point commun ? Tous travaillaient pour des institutions françaises en Afghanistan : l’ambassade, la délégation archéologique française en Afghanistan (DAFA), l’Institut français d’Afghanistan, des ONG…
Sur cette procédure visant à leur accorder le droit d’asile, le Quai d’Orsay reste très discret et avance une seule justification : la menace pesant sur ces Afghans travaillant – de près ou de loin – pour les intérêts français en Afghanistan, à l’heure où le pays retombe dans une période d’incertitude forte. En avril dernier, le président américain Joe Biden a annoncé le retrait des troupes américaines arrivées sur le sol afghan un mois après l’attentat du 11 septembre 2001. Depuis, les talibans n’ont cessé de progresser : ils contrôlent environ un quart des districts du pays. Surtout, les insurgés se rapprochent des grandes villes, à l’image de l’attaque menée à Qala-e Naw, dans le nord-ouest du pays, le 7 juillet.
Décision non concertée
Une situation politique et sécuritaire scrutée par Paris et les chancelleries occidentales. Et qui, ces derniers mois, a poussé les autorités françaises à rapatrier ces Afghans et leurs familles. Une décision « absurde », grince un ancien ambassadeur en poste à Kaboul. « On s’exécute comme si on était des séides de l’armée américaine […] Derrière cette décision, il n’y a eu aucune explication. Ni auprès des intéressés, ni auprès de l’opinion publique, ni auprès des ONG sur place. » Et de conclure : « Depuis quand abandonne-t-on un pays dans cette situation ? »
Non concerté avec les capitales européennes, ce départ anticipé laisse les institutions françaises travaillant sur place dans une position délicate. Amputées d’une partie de leur personnel, elles se voient dans l’obligation de réduire leurs activités. « Les diplomates sur place sont même obligés de repasser leurs chemises », s’amuse un autre diplomate, en rappelant plus sérieusement la coopération très forte unissant les deux pays, dans les domaines économiques, culturels, médicaux ou encore scolaires.
« Saïgon en 1975 »
De l’avis des acteurs travaillant en Afghanistan, la France, en déclenchant cette procédure accélérée, envoie un signal alarmiste sur l’évolution politique du pays dans les semaines et les mois à venir. « Tout ça a été fait sur la base d’un scénario dramatisé », résume l’ancien ambassadeur. Lequel ? « Saïgon en 1975 », lâche un cadre d’une ONG en poste à Paris. Après la prise de la capitale vietnamienne par les communistes, à l’été 1975, les Américains avaient lancé une opération d’évacuation des civils américains, dans un mouvement de panique généralisée. Or, explique un autre diplomate français, en Afghanistan « personne n’est capable de dire ce qu’il va se passer demain. La situation est certes très tendue. Mais le gouvernement afghan n’est pas encore tombé. Et les talibans ont toujours fonctionné comme ça : mettre la pression au moment des négociations pour obtenir le maximum. »
Illustration : Inès Pons-Texeira