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Un regard éphémère porté sur les diasporas de la région parisienne et illustré par des étudiants des Gobelins.

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Comment les sans-papiers bangladais font tourner les cuisines parisiennes

Dans les cuisines parisiennes, les Bangladais sont de plus en plus nombreux à enfiler un tablier. Dans l’espoir d’obtenir leurs papiers, ils prennent le travail que personne ne veut. Et finissent par se rendre indispensables.

Il est 17h30 et Rahman* termine sa sieste, allongé sur une banquette au fond de la salle d’un restaurant italien du nord de Paris. « Je dois couper les carottes, faire revenir la viande hachée et préparer la béchamel pour les lasagnes », énumère-t-il, fièrement, en piochant une cigarette. Faute de temps, il ne peut pas rentrer chez lui à Sarcelles entre deux services, et s’adonne cinq jours par semaine à ce rituel sur son lieu de travail.

Cela fait maintenant seize ans que Rahman a quitté sa ville natale de Sylhet, dans le Nord-Est du Bangladesh. « Au début, je vendais des montres à la sauvette à Montreuil, puis j’ai fini par me tourner vers les restaurants », raconte-t-il. A l’époque, ils sont encore peu nombreux dans les cuisines. « Je déposais des CV dans les grandes brasseries autour des Champs-Élysées mais c’était toujours non. Alors que maintenant on est partout ! » relève-t-il, d’un air goguenard. Grâce au réseau de sa communauté, il finit par trouver une première porte d’entrée.

Comme lui, ils sont des centaines de Bangladais à travailler dans les cuisines de la capitale. Sans maîtrise de la langue ni ressources, ils sont contraints d’apprendre les rudiments de la cuisine française, italienne ou grecque. Au départ, beaucoup sont sans-papiers, habitent en Seine-Saint-Denis, et acceptent des faibles salaires et des horaires à rallonge dans l’espoir d’être régularisés pour leur travail. Aux côtés des Tamouls, des Sénégalais ou encore des Maliens, ils forment un nouveau contingent d’une main d’œuvre bon marché et ultra flexible.

Parcours du combattant

Dans son café habituel, porte d’Aubervilliers, Hassan* se rappelle ses longues années d’errance depuis son arrivée en France en 2006. Alors âgé de 24 ans, il part rejoindre des amis installés à Montreuil pour fuir les troubles politiques qui agitent le Bangladesh. Après le rejet de sa demande d’asile, Hassan se retrouve sans-papiers. « J’ai de suite cherché du travail dans les restaurants à Paris. C’était toujours la même chose : T’as pas de papiers ? Alors ce sera 1 000 euros, et tu compteras pas tes heures », se remémore-t-il. Tout juste de quoi payer un loyer, commencer à rembourser le trajet et envoyer de l’argent à sa famille.

Hassan enchaîne les mauvaises aventures. « J’ai travaillé dans un restaurant dans le XIème arrondissement tous les jours de 19h à 23h. J’étais payé à peine 700 euros par mois. Je vivais déjà à Sarcelles à l’époque, avec le bus et tout c’était invivable ». Après onze mois d’un rythme éreintant, il trouve finalement un employeur qui accepte de le prendre et de l’accompagner. Il obtient une carte de séjour salarié en 2015. Le Graal en poche, il peut enfin retourner voir sa famille au Bangladesh, qu’il n’a pas vue depuis dix ans. En France, Hassan laisse derrière lui des années d’exploitation par le travail, la peur des contrôles de police et les agressions des vendeurs de cigarettes.

Il travaille désormais dans une cafétéria. Les fermetures sont tardives, mais les 35 heures sont respectées, de même que les congés payés. « J’ai même pu réussir à arracher une légère augmentation de salaire ! » s’exclame-t-il avec un large sourire.

Mais la quête de ce sésame fait peu d’élus. Alors que la France compte entre 400 000 et 600 000 sans-papiers, 30 000 d’entre eux obtiennent une admission exceptionnelle au séjour, et seulement 7 000 par le travail, le reste pour raisons familiales. Selon les règles de la circulaire Valls de 2012, un sans-papier peut par exemple plaider sa cause après avoir passé cinq ans sur le territoire et disposer de huit fiches de paye. En pratique, l’appréciation est à la discrétion des préfets. Et chaque territoire interprète plus ou moins durement la règle.

Main d’œuvre indispensable

Pourtant, cela ne décourage pas les candidats. « Il n’y a que des Tamouls et des Bangladais qui se proposent de travailler. Sans eux, les cuisines parisiennes ne tourneraient simplement pas », assure Michel*, propriétaire de plusieurs restaurants dans le centre de Paris. Entre deux prises de commande, il passe en revue les stocks de saucisses pour le service du soir. Il ne tarit pas d’éloges envers ces travailleurs. « Ils sont courageux, apprennent vite, ne se plaignent jamais des heures sup’ et ne sont pas syndiqués comme les Français. » Alors qu’il court après les étudiants pour former son équipe en salle, la cuisine tourne toute seule.

Dans le sud de Paris, Chantal*, propriétaire de plusieurs restaurants, compte également des Bangladais dans son équipe. « Quand j’ai acheté les restaurants, il y avait une équipe en place en cuisine. L’un des commis était déjà en procédure de régularisation par son ancien employeur et nous avons poursuivi la démarche. Et j’en ai lancé une pour un autre sans-papiers », témoigne-t-elle. « C’est de supers éléments, ils sont très discrets, je leur fais totalement confiance. Ce sont mes yeux quand je suis absente », ajoute-t-elle. Chantal peut dormir tranquille car elle reste également à l’abri des contrôles Urssaf en se mettant en règle.

Les syndicats de salariés observent également l’omniprésence de ces travailleurs de l’ombre. « Je ne connais pas un seul restaurant parisien qui ne soit pas concerné », assure Maryline Poulain, pilote du collectif immigration de la CGT. « Ces travailleurs étrangers prennent les postes que personne ne veut. La restauration est un secteur en tension, les postes de plongeur ou de commis de cuisine n’attirent pas. C’est peu qualifié, pas attractif et particulièrement pénible », ajoute-t-elle. Les salaires faibles, combinés au travail le week-end et en soirée condamnent toute vie privée.

Marché des alias

Pour convaincre les employeurs de les embaucher, les sans-papiers se présentent sous une fausse identité. « Sur les quatre que j’ai accompagnés, trois m’ont dit d’entrée qu’ils n’avaient pas de papiers et l’un d’eux me l’a avoué au bout d’un an », indique Michel. « On ne va pas se mentir, on n’arrive pas à les reconnaître, entre deux basanés… » lance-t-il sans sourciller. Pour sa défense, Didier plaide sa méconnaissance de la physionomie des personnes originaires du sud-est asiatique. Dans les faits, la mécanique, bien huilée, est un secret de polichinelle. Les employeurs ferment les yeux et ne cherchent pas à comprendre.

« Cela m’arrive de présenter des amis bangladais au patron pour dépanner, papiers ou pas, peu importe », relate Hassan, qui a récemment fait entrer son ami Jabir* au restaurant. En échange d’une identité d’emprunt, beaucoup versent une commission au propriétaire des papiers. « Quand tu prends le nom d’un ami, quelque fois il faut donner un petit quelque chose en plus. Comme 150 euros par mois… ».

La démarche, illégale, est un passage obligé vers la régularisation. Il faut ensuite que l’employeur reconnaisse que la personne utilisant un faux-nom a bien travaillé pour lui. « La restauration est devenu un secteur plutôt favorable à la régularisation. C’est en partie grâce à plusieurs fortes mobilisations », explique Maryline Poulain. « Les restaurateurs sont très sensibles à l’image et ne veulent pas de scandale, c’est pour ça qu’il y a de plus en plus de pro régularisation », ajoute-t-elle.

« Posture de faiblesse »

Selon Maryline Poulain, les restaurateurs qui s’engagent dans ces démarches « sont généralement ceux qui accordent de bonnes conditions de travail ». Au contraire de « ceux qui leur font miroiter les papiers et qui s’en débarrassent assez vite et posent beaucoup plus d’atteintes à la dignité », renchérit-t-elle. La liste des abus dont ils sont victimes est longue.

« Quand je démarchais des cafetiers, certains exigeaient que je paye leurs charges, cela représente près de 300 euros par mois », se souvient Hassan, qui a toujours refusé. Parfois, ce sont les employés qui demandent à payer la différence pour avoir leurs papiers. Rahman, lui, subissait la mise en concurrence avec les sans-papiers. « Je recevais 1 300 euros par mois pour 50 heures, si je demandais une augmentation à mon patron, il m’indiquait les autres employés sans-papiers qui pouvaient prendre ma place », glisse-t-il en mettant un doigt sur sa bouche.

Pour beaucoup, la régularisation n’aboutit pas, et ils se retrouvent sous le coup d’une menace d’expulsion. Des avocats comme Elena de Gueroult d’Aublay, du barreau du Val d’Oise, coprésidente de la commission étranger du Syndicat des avocats de France, sont régulièrement sollicités pour les aider. « Certains arrivent avec des fiches de paie à temps partiel complétées avec un salaire au black, c’est indéfendable devant une préfecture. Ils payent les frais du mauvais comportement des employeurs. »

« Les populations immigrées les plus récentes sont dans une posture de faiblesse et subissent souvent les conditions de travail les plus indignes », analyse pour sa part Maryline Poulain. A l’inverse, les populations subsahariennes sont plus syndicalisées et mieux structurées.

Connexion bangladaise

Livrés à eux-mêmes, ils comptent avant tout sur la solidarité de leur communauté. « Ils disposent d’un très bon réseau, c’est une communauté très solidaire, personne n’est laissé sans logement ni travail », explique Jérémie Codron, chercheur spécialiste du Bangladesh, qui a enseigné à l’Inalco. « Et plus la communauté grandit, plus c’est facile de s’intégrer ».

Au pied des tours du quartier de la Villette à Aubervilliers, l’association Français avec Rabbani-Ofiora est l’une des rares structures associatives rassemblant les Bangladais. Elle assure chaque jour une permanence consacrée à la régularisation par le travail pour les Bangladais franciliens. La majorité sont des hommes seuls travaillant dans la restauration. « C’est l’un des principaux lieu de travail parce que la maîtrise du français n’est pas obligatoire et qu’ils s’adaptent vite », explique Rabbani Khan, le fondateur de l’association. « Les offres de travail se font par bouche-à-oreille, par des membres de famille ou des amis du village », ajoute-t-il. En facturant 500 euros l’adhésion à l’association en échange d’un accompagnement juridique, Rabbani a monté une véritable entreprise. Rien qu’en 2020, l’association a reçu plus de 50 000 visites.

Ces dernières années, la très discrète communauté bangladaise d’Île-de-France n’a cessé de croître. Ils seraient plus de 50 000 aujourd’hui, soit cinq fois plus qu’en 2012 selon les études réalisées sur cette diaspora. Ils sont devenus la deuxième nationalité à demander l’asile en France, mais n’obtiennent que rarement une protection et se tournent vers le travail pour s’intégrer. « Ils ont reproduit les habitudes de la diaspora traditionnellement établie en Angleterre et en Italie », analyse le chercheur, qui dispense aujourd’hui des cours de français pour l’association. « L’augmentation du nombre de Bangladais est très nette depuis 2012. Quand l’Angleterre a durci sa politique migratoire, les flux se sont orientés vers la France, plus accueillante », ajoute-t-il.

Rêves de propriété

Les plus anciennement établis se prennent même à rêver de propriété. Principalement à Aubervilliers, là où la communauté est très présente. « L’élément nouveau, c’est que certains parviennent à acheter des commerce. Ce sont principalement des personnes qui habitent depuis dix ans en France déjà », indique Jérémie Codron. Cela passe par un taxiphone, ou une supérette de quartier.

Ce rêve commence à s’installer dans la tête de nombreux Bangladais. C’est le cas de Hassan, qui n’arrive pas à débloquer les crédits auprès des banques. « J’ai envie d’acheter une petite boutique à Aubervilliers mais les banques ne veulent toujours pas m’aider alors que je suis en règle et que je suis en CDI ».

Rahman partage la même ambition : « ça ressemble à quoi ma journée ? Je travaille, je rentre chez moi, je fais la lessive, je me lave, je fais à manger, je dors et je repars… c’est pas une vie », soupire-t-il. Il ne prévoit pas pour autant de rentrer définitivement au Bangladesh. « Je regarde les prix des boutiques d’alimentation générale, je fais des visites… Ne plus avoir de patron, imagine… ». Il éteint sa cigarette et reprend lentement le chemin des cuisines.

*Les prénoms ont été changés à la demande des interlocuteurs.

Crédits illustration : Judith Nicaud