
Le bánh mì à Paris, le goût et la mémoire du Vietnam
Fille d’immigrés vietnamiens, notre journaliste part à la recherche des bánh mì de la capitale. L’occasion de rencontrer celles et ceux qui fabriquent ce sandwich et de comprendre l’importance qu’il revêt pour la diaspora vietnamienne. Un récit intime à la première personne.
Petite, c’était mon rendez-vous du dimanche. Après les courses dans le 13e arrondissement, je le retrouvais dans la voiture, malmené dans son habit blanc de papier. Une récompense après l’effort, celui de parcourir les halles de Tang Frères (1) avec mes petites jambes.
L’emballage s’effrite. Mon ventre gargouille. Entre les mains, un bánh mì, ce sandwich vietnamien, symbole de la colonisation française. La baguette est remplie de porc rôti, carottes râpées vinaigrées, concombre et piment. La croûte résiste un peu, la mie absorbe le jus de la viande et des crudités. La rouelle de porc, grasse, enrobe le palais, fait ressortir l’acidité des légumes. La coriandre rafraîchit. J’en veux encore. Déjà fini. Frustration dominicale.
Le bánh mì m’évoque ainsi les escapades dans le Sud de Paris quand ma famille habitait en proche banlieue. Puis, les longues balades se sont éteintes avec le déménagement, laissant place à des courses d’appoint à la supérette exotique du coin. Pendant mes études dans la capitale, le 13e arrondissement était un lieu de passage, plus que de pèlerinage. Du bánh mì, il ne me restait alors que les récits de ma mère et de mon oncle.

Les tours d’Olympiades, dans le 13e arrondissement. / © Sophie Hienard

À la fin des années 1970, le 13e arrondissement a été façonné par les arrivées des boat people, des personnes fuyant le Vietnam, le Laos ou le Cambodge. / © Sophie Hienard
Khai Tri : le bánh mì de mes sept ans
Retrouver le goût de ce casse-dalle, les coutumes et les souvenirs qui y étaient rattachés, c’est commencer par l’enseigne de mon enfance : Khai Tri. Dans ma mémoire, restent les réminiscences d’un store jaune safran éreinté par le temps. Depuis mes sept ans, je n’y suis jamais retournée. Sans doute, de peur de ne pas retrouver les saveurs que j’ai idéalisées.
Derrière le dédale urbain, se cache la petite échoppe. Et sa file d’attente. Dès l’entrée, les conversations en vietnamien fusent ; des habitués venus chercher leur repas demandent des nouvelles aux gérants, lancent des blagues, parlent à des clients, inconnus jusqu’ici.

Vũ Phan Dinh, devant sa boutique Khai Tri. / © Sophie Hienard
Ce jour-là, quatre employés s’affairent. Le vrombissement de la rue envahit la boutique. « Một dac biet », « hai thit », « một gà, năm dac biet » (2) … Les baguettes se remplissent et filent à la vitesse d’une Formule 1. Au bout du circuit, un homme à la cinquantaine, l’allure bonhomme, recueille les commandes et récolte l’argent. Moins de quatre euros par sandwich. Vũ Phan Dinh travaille avec sa femme, son beau-frère et ses enfants. « Quand mes beaux-parents ont ouvert la boutique, il y avait des champs, des terrains vagues, et peu de magasins autour. Nous étions les premiers à confectionner des bánh mì en France, explique le co-gérant avec entrain. Ce magasin devait être un lieu d’échange pour que les Vietnamiens puissent se retrouver et se donner des nouvelles du pays. »
La boutique, ouverte en 1981, reste encore le repaire de la diaspora vietnamienne, et attire aussi les travailleurs des environs. Avec une centaine d’encas vendus chaque jour, sa renommée dépasse son arrondissement. Et son nom est même connu au Vietnam. « Car Khai Tri, c’était une très grande librairie à Saïgon, explique Vũ Phan Dinh. Pour mes beaux-parents, c’était une évidence d’appeler leur boutique ainsi : avant d’être une sandwicherie, c’était avant tout un lieu culturel. » Si des livres vietnamiens parent les murs, personne ne regarde vraiment ces ouvrages, davantage décorations qu’objets de convoitise.

Khai Tri / © Sophie Hienard

Khai Tri / © Sophie Hienard
« L’article le plus vendu, c’est le bánh mì dac biet, le ‘spécial’ », me conseille le patron. C’est aussi celui que mon oncle achetait quand il faisait ses études de mathématiques quelques années après son arrivée en terres françaises. Pour retrouver, m’a-t-il tant de fois raconté, le « goût du pays ». Inspiré de la recette du « poulet de la Poste », très connue des exilés de Saïgon, la baguette accueille du porc rôti, de la mortadelle vietnamienne et du poulet rôti effiloché. Depuis quarante ans, la recette n’a pas changé. « Notre bánh mì, c’est l’authenticité. Nous n’essayons pas de faire autrement ou mieux. Ma femme répète les gestes que sa mère lui a transmis, avec les ingrédients dans le même ordre. Ce qui explique notre succès : les enfants de nos clients reviennent acheter nos produits, cherchent la même ambiance, les mêmes lieux. » Sur le pas de la boutique, la première bouchée, frissonnante, rappelle les plaisirs de l’enfance.
Panda Belleville : l’obsession de la baguette
« Tu devrais aller à Belleville », me conseille ma mère, après avoir aperçu l’emballage du sandwich dans ma poche. Le quartier du Nord-Est de Paris accueille une forte communauté asiatique. L’adresse la plus réputée, c’est Panda Belleville, un boui-boui à bánh mì rattachée à Dong Huong, l’institution vietnamienne de l’Est parisien.

Le Dung Ta, la propriétaire de Panda Belleville, a filé avant que je tire son portrait. / © Sophie Hienard

Panda Belleville / © Sophie Hienard
Après plusieurs messages et appels, je retrouve Le Dung Ta, la propriétaire des deux enseignes bellevilloises. Dans une salle aux volets mi-clos, à côté de la cuisine et du tintamarre de la vaisselle, la restauratrice commence : « J’ai un problème avec la baguette. On a changé de chambre de pousse pour lever la pâte et rendre la mie plus aérienne. Je cherche à retrouver la texture adéquate. Ce pain, on l’a connu en meilleure forme ! »
Pas trop de mie et plus de croûte, voilà la spécificité du bánh mì de Panda Belleville. Si la préparation de la pâte reste industrielle, tout un travail est mené pour sublimer la baguette. Le rendez-vous se poursuit ainsi aux côtés des chambres de pousse. Ces immenses engins cloisonnent la pièce et renferment les colonnes de pains surgelés. « La semelle, c’est le bas de la baguette : elle doit être moins humide et plus croustillante », me montre Le Dung Ta. Les pâtons sont choyés pendant dix heures, cuits, garnis au choix de porc, poulet citronnelle, bœuf, ou tofu et champignons. Sans oublier les carottes et navets vinaigrés.

Les baguettes sortent du four. / © Sophie Hienard

Les pains lèvent doucement. / © Sophie Hienard
Dans l’attitude de Le Dung Ta, ses gestes sûrs, sa voix grave, transparaît le goût de bien faire. Une obsession de longue date. « À l’âge de dix ans, j’aidais mes parents avec le restaurant, après l’école. Avec mon frère, on faisait la vaisselle : il n’y avait pas de machine à l’époque », elle rit. Chaque jour, les repas se composaient des plats qui restaient dans la cuisine, « les invendus de fin de service et rien d’autre ». La quadragénaire lance même : « Le bánh mì, je n’en avais jamais mangé avant que mes parents ouvrent la sandwicherie ! »
Les beaux jours, près de huit cents casse-croûtes filent entre les mains de la dizaine d’employé.e.s. La gargote ouvre du matin au soir, six jours sur sept. Ici, le bánh mì conserve le rôle qu’il avait au Vietnam : un quatre-heures, voire un vingt-quatre heures. Si la clientèle est mixte, beaucoup de personnes d’origine vietnamienne viennent à la sandwicherie. Pour Le Dung Ta, les coutumes perdurent : « Certains souhaitent en ramener pour des cérémonies religieuses. Quand il y a un décès, c’est comme au pays : lorsque la crémation est longue, le bánh mì est distribué comme un goûter pour restaurer les proches. »

Ici, les carottes vinaigrées se mêlent à du navet râpé. © Sophie Hienard
Saïgon Sandwich : la bicoque bellevilloise
Longer la rue, puis tourner à droite, c’est retrouver une petite part de Vietnam à Belleville : Saïgon Sandwich. Dans dix mètres carrés, quatre femmes et un homme. Chacun à son poste : réchauffer la viande, disposer les carottes, verser de la sauce soja, ranger le casse-croûte dans le sac, noter les commandes. Les bánh mì à base de porc, poulet citronnelle, bœuf citronnelle, bœuf saté, ou encore tofu mariné s’amoncellent. Devant la petite échoppe, la file s’allonge comme la liste des ingrédients.
Le carrelage, les néons, la petitesse du lieu rappellent les vendeurs ambulants tels que je les imagine ; ceux qui, dans la rue, nourrissent tous les écoliers et travailleurs à toute heure. Un clin d’œil aux souvenirs du Vietnam pour Tuan Nguyên, le gérant : « Nous essayons de garder cette nostalgie du pays, nous en avons besoin aussi. »

Devanture de Saïgon Sandwich / © Sophie Hienard

Tuan Nguyên, gérant de Saïgon Sandwich / © Sophie Hienard
Tuan Nguyên est arrivé en France à l’âge de douze ans, peu après la chute de Saïgon. Il tient avec sa femme et sa belle-sœur Saïgon Sandwich, qu’il a rachetée en 2010 à une famille vietnamienne. « Normalement, la boutique change de propriétaire tous les dix ans, mais pour l’instant, on ne vend pas ! » blague-t-il. Avec son air affable, et son débit de parole énergique, le patron voit ses casse-dalles comme un moyen de garder le lien avec le Vietnam : « On cuisine comme au pays, on ne s’adapte pas au palais européen. C’est parce qu’on est restés le plus fidèle au goût du pays qu’on a réussi. » Fidèle oui, sauf la sauce à base de pâté de foie… remplacée par de la mayonnaise maison. Le gérant en rigole : « Même pour nous, c’était trop fort ! »
Dissimulé sous ses verres fumés, Tuan Nguyên confie avoir vendu son restaurant à bouillon, ouvert quelques mois avant la crise sanitaire. C’est d’ailleurs à la terrasse de son ancien troquet, Saïgon Phở, que nous prenons un café. Une habitude, dont le propriétaire ne parvient pas à se détacher. « Pour s’intégrer en France, il fallait faire des petits plats, des soupes phở, des bánh mì, c’était le modèle de réussite de nos anciens », raconte le propriétaire, modeste. Dans le quartier, si les cantines vietnamiennes sont nombreuses, Tuan Nguyên déplore une perte de savoir-faire : « À Belleville, de plus en plus de restaurants portent un nom vietnamien, mais ne sont plus tenus par des personnes d’origine vietnamienne. Il y a beaucoup d’imitations, explique le patron. C’est tellement simple de préparer du ‘bánh mì’, mais c’est si difficile d’en faire des vrais ! »

Saïgon Sandwich / © Sophie Hienard
Hanoï Corner : la modernité du Vietnam
De retour à l’école de journalisme, je retrouve le neuvième arrondissement, son horizon haussmannien, ses allées d’asphalte… et ses bánh mì. Non loin de la Gare Saint-Lazare, des tabourets et des petites tables habillent la chaussée, et jouxtent une enseigne vert émeraude et boisée : Hanoi Corner.
Assise devant son coffee-shop, Hồng Linh Nguyễn mesure chaque mot. Avec la valse des camions et autres véhicules, la discussion est rendue difficile, souvent interrompue par des « pardon, je n’ai pas entendu ce que tu as dit », « attendons qu’ils passent ! », « c’est le retour du beau temps et des motos ! »

Hồng Linh Nguyễn, co-propriétaire de Hanoi Corner. / © Sophie Hienard
Née au Vietnam, la trentenaire a créé Hanoi Corner en 2017, avec son mari Xuân Nam Nguyễn, immigré vietnamien de deuxième génération. Ouvert en semaine et uniquement le midi, le lieu sert des bánh mì, des bò bún et des cafés, chauds ou frappés. Sur la vitrine, des macarons de guides reconnus par les gastronomes parisiens. À sept euros le sandwich, les clients sont essentiellement des cadres qui travaillent dans le quartier.
D’emblée, la co-gérante tire les choses au clair : « ‘Bánh mì’, ça veut dire ‘pain de blé’ ! Pas du tout ‘pain de mie’, comme beaucoup de Français pourraient le croire. » À travers Hanoi Corner, elle cherche à montrer la modernité de son pays natal, et sortir de l’image d’Epinal – ou coloniale – que certains pourraient avoir du Vietnam.

La vaisselle et les filtres à café viennent du Vietnam. / © Sophie Hienard
« Il ne faut pas se limiter à ce qu’on connaît en France pour juger un bánh mì », Hồng Linh Nguyễn tance. Originaire du Nord du Vietnam, la jeune femme confronte « les milliers de recettes de bánh mì » à la « forme figée » connue en France : « Ce sont les Vietnamiens du Sud qui ont façonné le bánh mì tel qu’il est connu en France, ce sont eux qui sont arrivés en premier. Dans le Nord, ce mets est toujours chaud et croustillant. Quand les hivers sont rudes, pas question de manger un sandwich froid. »
« La difficulté, c’est qu’il faut modifier un plat qui devient symbolique en France, mais aussi poser les limites de la création. Car un bánh mì avec de la pâte de crevettes, c’est un peu limite ! »
Fini la rouelle rôtie, place à la viande hachée de porc, agrémentée d’épices, d’herbes aromatiques et d’oignons. Les boulettes se logent dans une baguette tradition réalisée par un Meilleur ouvrier de France. Trois autres recettes, à base de bœuf, poulet ou tofu, complètent la carte. À chaque réponse, Hồng Linh Nguyễn revendique avec fierté ses origines, évoque ses assiettes en céramique dénichées lors de ses voyages, des filtres à café confectionnés par des artisans. Elle détaille : « Ce coffee-shop, c’est un moyen de remercier les personnes qui ont œuvré à ces plats, ces boissons, de mettre en valeur le travail des producteurs au Vietnam. Avant de créer Hanoi Corner, je trouvais que le bánh mì, le bò bún, le café, étaient vraiment ordinaires. Depuis, j’ai vu leur beauté, le temps consacré pour les fabriquer. Tout prend sens. »
Ce quotidien au Vietnam, celui dont me parlaient ma mère et mon oncle, regorge de beauté depuis mon enfance. C’est celui que j’imagine à travers les senteurs, les couleurs, le goût des repas de famille. La nourriture, c’est l’un des seuls liens que j’ai avec ce pays. Un Vietnam que je n’ai jamais connu et qui me paraît pourtant si proche. Les bras chargés de bánh mì, je repars embaumer le métro. La tête remplie de souvenirs de famille.
(1) Mythique supérette asiatique du 13e arrondissement.
(2) « Un spécial», « deux à la viande », « un au poulet, cinq spéciaux ».
Crédit illustration : Allison Tran